Ourobóros

Les deux yeux rouges de l’artiste, ronds et lumineux, étaient bien visibles dans la pénombre. Seule la clarté du jour dessinait les volumes de la pièce, interprétant une symphonie éblouissante au milieu de toutes ces notes assombries. Comme toujours, il semblait être plongé dans ce profond état de mélancolie vers lequel il revenait comme un souvenir lointain. Un sentiment qui semblait ne jamais vouloir disparaitre, peu importe le nombre d’esquisses, le nombre de photographies, le nombre de guerres déclenchées, le nombre de meurtres accomplis, le nombre d’ennemis tués d’une balle dans la tête. Qu’est-ce qui pouvait bien causer ce spleen incessant, cette sensation désagréable d’inachevé, qui rebondissait dans son cerveau positronique telle une balle en caoutchouc impossible à poursuivre ?

Il se releva soudainement, décroisant ses jambes, avant de faire quelques pas lents autour du fauteuil dans lequel il s’était confortablement installé. Ses souliers se mirent à résonner pour l’emmener plus près du tableau en face duquel il se tenait assis jusqu’à maintenant. Ses mains prirent place dans les poches de son manteau, laissant son regard apprécier pendant quelques secondes encore le fruit du labeur quelque peu impromptu auquel il venait de s’adonner. Car tandis qu’il profitait de la vue depuis l’un des hôtels les plus somptueux des environs, la toile parfaite s’était présentée à lui comme une étonnante coïncidence, une de ces opportunités qu’il ne s’attendait pas à reprendre là où elle l'avait laissé. L’inspiration s'était imposée si soudainement à lui qu’il n’avait pas manqué de dégainer ses pinceaux pour lui faire honneur, laissant libre cours à son imagination sur ce canevas bien trop terne. Mais ce dernier avait commencé par le refus de la couleur : il lui avait donc fallu faire sortir le jaune de sa coquille, répandre le rouge hors des veines, verser l’outremer dans l’outre-noir, séparer le clair de l’obscur. Alors, seulement après lui avoir imposé la brutalité des contrastes, sa surface de travail en nuances de gris avait fini par arborer les couleurs détonantes de son bon vouloir.

”Quel dommage que cela finisse ainsi, ne trouves-tu pas ?”

Désormais épinglé au pied du mur, le papillon de ténèbres aimerait tant pouvoir regagner sa liberté. La balle enfoncée à quelques millimètres de son cœur allait malheureusement l’en empêcher.

”Je t’avais pourtant laissé une chance.”

Trois coups, qui annonçaient le tombé de rideau tant attendu. Deux réticules, aussi ensanglantés que la victime de l’autre côté de la caméra. Une figure, sublimée sous la lumière chaleureuse de la fin d’après-midi, au milieu des ombres pénétrantes comme des lames affutées. Cette prise absolument grandiose valait toute l’admiration du monde, mais il aurait été dommage de ne pas en comprendre la démarche. Le maestro se faisait volontiers oublier afin de laisser le beau rôle aux autres virtuoses avec qui il partageait la scène, pourtant ces derniers ne servaient qu’à mettre en valeur son génie, rien de plus, rien de moins. Une foule de plus en plus nombreuse et de moins en moins intéressante dont il se servait pour parvenir à ses fins, un paragraphe à la fois. Capable d’entrevoir et de faire bouger les ficelles de la destinée, capable de prédire et même d’influencer les aléas dans la trame des évènements, capable de s’affranchir des limites de son regard et surtout de celui des autres, la réalité était son plateau de jeu et les éléments du décor étaient ses pions. Autant de marionnettes qu’il faisait danser au gré de ses intentions avant d’en disposer comme de vulgaires poupées de chiffons, suspendues comme des poussières insignifiantes dans la toile infinie de ses desseins. Ne penses-tu pas, Invité, qu’un artiste digne de ce nom se doit d’avoir un public à la mesure de ses ambitions ?

Un sourire satisfait se dessina sur son visage patiné par le temps et par l’ennui. D’un mouvement parfaitement désinvolte, son corps tout entier tourna sur lui-même, pour faire face au trépied qu’il avait monté quelques minutes auparavant. Monté dessus, le compte à rebours d’un enregistreur ECHO venait d’être enclenché. Ses doigts gantés saisirent alors les rebords de son splendide fédora, qu’il reposa aussitôt sur sa tête en un geste élégant.

Lumière. Caméra. Action.
Que commence le dernier acte.





”Mes salutations, cher patron.”

Toujours avec autant de grâce et de charisme, un cigare fut délicatement porté à ses lèvres sans la moindre gêne. Une épaisse fumée s’échappa alors de l’ouverture qui faisait office de bouche, répandant une entêtante fragrance d’opium dans toute la pièce.

”J’ai ouï dire que vous étiez en recherche de l’un de vos adversaires les plus coriaces, un assassin répondant au pseudonyme de "Zer0" et à l’accoutrement bien singulier. Ne me demandez pas comment je détiens de telles informations ! Je suis à votre service, après tout.”

Sa palette changea d’une main à l’autre, comme un chef d’orchestre qui mènerait l’attention de ses musiciens vers ce qui se trouvait au bout de sa baguette : un être à la combinaison sanguinolente et au visage dissimulé sous un casque à moitié enfoncé, que son auditoire saura pourtant reconnaitre sans aucun problème.

”Sachez qu’aucun détail ne m’échappe bien longtemps, preuve en est que j’ai ajouté cet amateur à la liste de mes victimes pas plus tard que tout à l’heure. Mais, peut-être que vous préfèreriez juger vous-même de son état une fois sur place ?”

Une performance aussi sublime que violente avait de quoi soulever les cœurs ainsi que de nombreuses interrogations. Comment le masque de fer s’était-il débrouillé pour réaliser cette production hors du commun ? Par quel miracle ses gants et son manteau étaient-ils immaculés de toute trace de combat ? De quels effets spéciaux avait-il abusé pour parvenir à tourner la séquence à son avantage ? Autant de coups d’avance et de réussites critiques que personne n’avait su prévoir. Pas de bol ! Il ne détenait aucune réponse à toutes ces questions.

”Cependant, je crains bien qu’il ne reste très longtemps en place sous mes projecteurs… Alors, que diriez-vous de venir récupérer votre commande au Quartier des Affaires de Dösatz ?”

Il se remit à sourire avant de tirer sa révérence, plus par amusement que par politesse. Puisqu’il était supposé être encore associé au héros de cette histoire qu’était le Beau Jack, autant jouer le jeu jusqu'au bout, histoire de convaincre les quelques spectateurs indiscrets qui assisteraient en direct à son petit court métrage. Au fond, cela lui importait peu. Toute critique était constructive. Qu’il déchaine les ovations ou qu'il déclenche les polémiques revenait au même : la beauté violente de son art et son amour pour le travail bien fait étaient reconnus par le plus grand nombre. Avec un peu de chance, tous les efforts mis dans cette belle mise en scène donneront suffisamment de consistance à son ultime scénario.

”Coordonnées 40°42′37″N 74°00′46″W, Avenue de la Liberté, appartement 444… Je vous attendrai avec la plus grande impatience !”

Un mouvement se fit dans l’assistance. Quelques personnes situées au premier rang montèrent sur l’estrade, espérant pouvoir interrompre la représentation qui venait tout juste d’être donnée. Ces personnes n’étaient pas celles à qui il s’attendait : mais voilà que son invité d’honneur censé venir seul était venu accompagné, sans lui-même prendre la peine d’être là, le tout dans un tintamarre particulièrement désagréable. N’avaient-ils donc jamais appris la politesse ? Le dos tourné à son auditoire, le Masque de Fer ne put s’empêcher de leur adresser un regard plein de dédain. Il détestait par-dessus tout les compromis, quelle que soit leur nature, mais il ne pouvait pas contrevenir à ce qui n’était pas de son ressort.
 
Dans l’entrouverture de la porte, trois individus l’attendaient. Il ne reconnut aucun d’entre eux, mais cela n’avait pas d’importance. Des mercenaires motivés par le gain et les sensations fortes, qui avaient probablement eu le hasard de se trouver au bon endroit au bon moment. A moins ce que, par chance, ils aient assisté directement à la diffusion de son message ? Non, c’était impossible. Sa communication n’allait toujours que dans un sens avec ses interlocuteurs. Et ses mots étaient bien souvent ce que ces derniers entendaient.
 
D’un rapide coup d’œil, il s’assura que la caméra était toujours entrain de tourner, et que les projecteurs mettaient suffisamment en valeur l’arrivée précipitée de tous ces protagonistes. Il distribua ensuite les rôles à chacun, en vue de la tragicomédie grandiose qui s’annonçait. Celui qui avait été chargé par le héros de l’histoire de lui ramener son ennemi juré sur un plateau d’argent. Celle qui profitait de cette belle opportunité pour empocher la prime associée à cette péripétie. Celui qui observait le tout en silence depuis les coulisses, prêt à intervenir au moindre aparté. Et enfin, dans son propre rôle, celui qui dirigerait tous les comédiens jusqu’au coup de théâtre.

 

 
 
L’artiste se décida à enfin faire face à tous ces énergumènes venus admirer sa dernière création. Comme à son habitude, il laissa trainer un silence de quelques secondes, puis il commença son monologue :
 
”Messieurs, mesdames ! Je tiens à vous féliciter pour avoir fait tant de détours et pour être parvenu là où je ne vous attendais pas. Je tiens à me présenter : mon nom est Quatre. Beaucoup me considèrent comme le meilleur assassin dans cet univers voire même dans le cosmos tout entier, mais pour être honnête avec vous, je n’ai que faire de ces comparaisons futiles qui ne mènent qu’à des compétitions aussi vaines que ridicules. Je préfèrerais donc que vous me considériez comme l’artiste que je suis vraiment !”
 
Lorsqu’il eut terminé cette modeste introduction, il recula d’un pas, l’air satisfait.
 
”Il semblerait que nous avons un point de rendez-vous en commun, vous et moi. J’espère ne pas me méprendre, sinon je me ferais le plaisir de vous indiquer la sortie la plus proche. Mais si nous étions destinés à nous rencontrer de manière tout à fait fortuite, c’est bien dommage ! J’ai accompli ce pour quoi notre cher patron a promis de vous rémunérer très grassement. Ce n’était pas dans mes plans, je vous l’assure, mais parfois la vie réserve quelques surprises qu’il faut savoir saisir…”
 
Il détourna son regard pour le poser à nouveau sur sa dernière addition à son curriculum vitae. Une véritable œuvre d’art, sans le moindre doute. Mais elle ne semblait pas être à la convenance de ces visiteurs inattendus, qui n’auraient cependant pas pris la peine de se rendre sur place si seulement leur commanditaire avait exprimé son entière satisfaction. Qu’est-ce qui n’allait donc pas ? Le salon était pourtant impeccable, propre, éclatant même. Des paravents disposés de façon recherchée le découpait en recoins inaccessibles. Des tables basses, des fauteuils, des divans, des œuvres inestimables, une table interminable. Il avait tout ordonné en préparation de sa venue. Il n’y avait aucune trace de sang sur son manteau ni sur ses gants, il n’y avait même aucune trace de saleté sous les semelles de ses chaussures. Il était impossible de mettre des mots sur son élégance, tandis qu’il prenait le temps de s’adresser à la meute de chiens affamés qui s’impatientait sur le pas de la porte. Ces derniers ne semblaient pas apprécier la façon dont leur gibier avait été découpé : non pas avec haine, mais avec amour. L’amour du travail bien fait.
 
”Oh, ça ? Tout une histoire pour pas grand-chose. J’ai répertorié plus de cinquante nuances de gris sur sa combinaison, vous rendez-vous compte ? Je n’avais pas d’autre option que de tout repeindre en rouge. N’importe qui de sensé en aurait fait autant à ma place.”
 
L’une de ces bêtes enragées eut tout de même le courage (ou était-ce de l’inconscience ?) de tirer sur ses chaines, en vain. Ses prunelles étaient ivres de colère, gorgées d’une émotion à laquelle elle ne cherchait plus à résister depuis bien longtemps. Bien sûr, il était beaucoup plus simple de se laisser tirer vers le bas par ses mauvais penchants que de se reprendre et remonter la pente. Ainsi était la nature de tout être doté d’un minimum d’intelligence et d’ambition, si toutefois elle en avait véritablement.
 
”Allons, allons, cela fait partie du jeu. Vous êtes capables de le comprendre, n’est-ce pas ? ”
 
Un sourire de jubilation illumina la froideur de ses traits artificiels. Il dévisagea la dame sombre, qui hurlait de rage, et fit un second pas en arrière au cas où son adversaire chercherait à l’atteindre. Mais comme il ne se passait rien, il continua de se repaitre de la scène. Puis son regard se posa sur le fauteuil en apesanteur à quelques mètres à hauteur de son buste, figé dans un ralenti aussi confortable que le velours de son assise, à quelques secondes de se voir écrasé sous son poids. Lentement, ses doigts gantés vinrent se saisir du cigare porté à sa bouche, puis il tira une dernière bouffée d’opium avant que les éclats de verre ne viennent s’enfoncer à travers la tôle de son corps mécanique.
 
”Ceci n’est pas une mise en scène.”

Ainsi les premières didascalies furent données: