Un instant de silence, alors que le nouvel invité se mit à marcher en avant. Quand bien même il semblait s’adresser à Légion, ce n’était pas lui qu’il observait. Ses yeux tranquilles et satisfaits s’étaient en effet posés sur la troupe de garnements qui s’étaient introduits sans autorisation lors d’une discussion entre adultes. La discussion en elle-même résultant en un spectre prenant du plaisir à torturer un diable, et ce dernier à terre, manquant de s’étouffer dans sa salive. Il avait une grande aisance dans sa façon de marcher, la grâce dans ses pas droits témoignant de son style incroyable, touchant sa petite moustache d’une main, tandis que l’autre restait dans son dos. Il dressa son bras droit en avant, déclarant solennellement à tous ceux qui étaient présent et à genoux :
"Hors de ma vue, à présent !"
Et ils ne se firent pas prier. Déguerpissant avec autant de charisme qu’une bande de chiens blessés, les damnés passèrent par la porte, disparaissant de la vision des deux personnages pour que ces derniers puissent converser. Se retournant vers l’homme qui avait brûlé le monde, le splendide homme de classe se réajusta le noeud papillon avant de reprendre sa position d’avant, tapant des deux talons sur le sol au moment où il revint à son paroxysme de panache. Il avança vers son interlocuteur toujours silencieux, enjambant le malheureux à terre, et le poussant doucement pour le mettre en position latérale de sécurité. Il serait dommage que le Diable s’étouffe dans son vomi alors qu’il lui restait tant de temps à vivre avec le cerveau brisé. Il était ainsi face à face avec un spectre qui ne comprenait pas grand chose à la situation, observant ressurgir un être rencontré auparavant sans trop savoir qui ou quoi. Un fantôme du passé se trouvait face à un fantôme littéral.
"Félicitations pour votre conquête, monsieur. On dirait que vous avez finalement repris du poil de la bête ! Et votre aisance à la tâche fut impressionnante..."
”Qui es-tu ?"
Il s’arrêta, pas du tout interpellé par l’interruption de parole. Il tâcha juste de répondre à la question… en tournant autour du pot.
"Je suis quelqu’un qui accomplit sa tâche, monsieur. Un homme que je respectais fort, il y a longtemps, m’a ordonné de le servir, et de m’occuper de son domicile comme du palais d’un roi. Mais pendant longtemps, cet homme n’en a pas eu. Je n’avais donc pas de raisons de le suivre. Cependant, la personne que je sers était vivante, monsieur. Vous êtes tombé dans la déchéance, monsieur."
Ah, c’en était un autre. Un être du passé qui ressurgissait auprès du spectre pour lui redemander, à nouveau, une excuse pour tuer, pour éviscérer ce qui se présentait. Légion en avait vu plein, des fantômes qui tremblaient dans ses mémoires, des apparitions troubles qui venaient pour quémander le retour de leur chef. Et à chaque fois, semblait-il, leur ancien maître se devait de les repousser, de les expédier hors des environs. Ainsi réfléchissait-il à l’instant, pris par une maigre lassitude, et de sa voix monotone il reprit le dialogue.
”Quiconque sois-tu, sache qu’il n’y avait aucune conquête de prévue, et qu’il n’y en aura jamais. Je ne suis ici que pour stopper un être vil et immortel, à jamais. Tu peux disposer."
Ainsi, emboîta-t-il le pas vers la porte. Le personnage fin et classe le vit s’éloigner un peu, avant de lui aussi, à nouveau, prendre la parole.
"La joie de vivre vous a quitté monsieur. La vie tout court de même. Personne n’ignore que vous n’êtes qu’une épave."
La figure qui portait une cape arrêta sa marche, semblant touché par les mots de celui qui continuait son dialogue.
"Qu’espérez-vous ? Que retourner à votre consommation spectaculaire d’alcool, et à votre dispense de justice dans les rues sombres et de MST dans les bordels bien plus sombres encore dans les villes qui vous ont oubliée vous rendra plus satisfait de votre condition ? Je me demande quelle serait sa réaction, si elle venait à apprendre votre condition actuelle..."
D’un geste vif, il arrêta un coup de dague qui lui était destiné, entre son annulaire et son auriculaire. Légion venait de sauter d’une large distance, et à en juger par le regard noir qu’il portait à l’homme en joli costume, il venait de toucher un ou plusieurs nerfs sensibles. Le spectre retira son poignard avant de donner un coup d’épée latérale, qui fut déviée par l’ongle du monsieur. La lame toucha le sol, et le fantôme s’en servit pour se propulser en avant comme avec une perche, afin de donner un coup de dague suivant cette même attaque. Il était ainsi semblable à une toupie parallèle au sol, tournant pour attaquer à une vitesse impressionnante, alors que son adversaire se taillait les ergots en déviant ses coups. L’épée se planta à nouveau au sol, alors que la dague fut accrochée à la botte de Légion, qui, par la seule force de ses bras, se tenait sur l’épée perpendiculaire au béton démoniaque qui constituait la base du sol du temple de Demigra. Par des mouvements de code, alternant ses bras pour rester sur sa base, il agitait avec une rapidité fulgurante ses pieds vers l’ennemi, dont l’un portait la lame de la dague. Le gentleman se courba en arrière, tenant cependant toujours en arrière. Son dos s’approcha du ras du sol, mais ses jambes l’empêchaient impossiblement de tomber en arrière. Ce n’était pas assez, d’ailleurs, pour tuer les lois de la physique, car le personnage se décida à tenir sur une jambe, usant de l’autre pour donner un coup de pied sur l’épée.
Cette dernière fut poussée en arrière, tombant par terre, mais le fantôme à la chorégraphie de combat rouillée et qui était bien efficace en son temps se reprit aisément, tombant sur une main, usant de l’autre pour reprendre le poignard, avant de continuer ses pirouettes en arrière vers sa lame, avant de la reprendre tout en atterrissant, un genou à terre. Cette fois ci, ce fut à l’homme charismatique de foncer vers lui. Légion para avec difficulté un coup d’arme blanche : l’individu usait d’un rasoir pour se battre. Des outils vilains, dont la pensée seule sur la peau pouvait donner des frissons dans le dos. Tenant sa dague en avant face à l’outil de barbiers, il put sentir son ennemi appuyer de plus en plus, observant le fer s’approcher de son visage lentement. Il tenta alors une contre attaque avec son épée, cherchant à faire une entaille large à l’horizontale, capable de bissecter facilement un être du gabarit de son opposant. Mais ce dernier, par une agilité surhumaine, parvint, il ne savait comment, à lui attraper le bras, et à disloquer son avant bras de son coude. Le spectre, qui ressentait toujours la douleur, lâcha un grognement difficilement étouffé alors que son bras gauche lâchait à contrecoeur la claymore.
"Votre bras a perdu en largeur, monsieur. Êtes-vous sûr de vous nourrir correctement ?"
Ses yeux d’ambres perdaient en luminosité. Ses dents grinçaient. Ses prunelles tremblaient. Cette douleur commençait à lui envahir la tête. Et pourtant, il le savait, il appréciait cela. Se détestait-il à ce point ? Peut-être, mais la douleur semble tellement attractive quand on n’a vécu que cela durant une majeure partie de sa vie. Ce n’était pas la première fois que ses os furent délogés, et ce n’était certainement pas la dernière. Mais pourtant, cette rage qui lui était donnée semblait lui donner une énergie nouvelle. Avec uniquement sa dague, et un membre qui semblait plus distrayant qu’autre chose, il chargea à nouveau. Ses coups semblaient êtres ceux d’une bête déchaînée. Son poignard n’était qu’une griffe parmi tant d’autres. Mais son adversaire esquivait toujours. Alors qu’il tenta un autre coup d’estoc, il put sentir un genou se loger dans ventre, lui coupant le souffle.
"Vous devriez éviter de vous laisser. Je sens le gras qui s’accumule sous votre armure. L’abus d’alcool a des effets néfastes."
Il dut reculer, quelques instants. Reprendre ses esprits, ainsi que sa respiration. Mais il vit pourtant son ennemi foncer vers lui. Se préparant au pire, il prépara sa seule main utilisable. Sa dague fut envoyée vers l’oeil, mais elle ne toucha pas. Il put sentir, de nouveau sur son bras, une douleur intense. Mais… il semblait pouvoir le bouger à nouveau… Son opposant venait de lui reloger ses os à la bonne place. Incrédule, il ne put que bondir en arrière, ne sachant que faire. Il put voir avec étonnement son ennemi baisser le dos, face observant le sol, comme un serviteur. Il ne put que cligner des yeux quand il l’entendit parler derrière.
"Je tiens à m’excuser pour mon comportement, monsieur. Je savais à quel point il fallait vous montrer votre amour pour la violence afin de ne pas décrédibiliser mes arguments. Il a fallu pour cela que j’use d’un venin plus vocal que sanguin."
Tenant toujours son épaule alors qu’il pouvait mouvoir ses doigts, son coude, son poignet à la perfection, Légion ne put que poser des questions. Il n’était pas en train de maîtriser la situation. Et cela ne lui plaisait pas du tout.
”...Quel argument ?"
Le supposé serviteur releva la tête.
"Mais enfin, monsieur, tout le monde peut le voir ! Vous êtes un adorateur du sang qui jaillit et des os qui craquent, mais qui souffre de remords et de respect pour la vie. Vous n’avez plus personne pour vous adorer, ni qui violenter. Vous vous retrouvez enfin dans un monde parfait, où vous pouvez régner sur une infinité d’ordures, perpétuellement immortelle, et facilement manipulables. Vous mettez à terre leur leader, et vous ne prenez pas pour vous ce même monde ? Ce serait un fort gâchis de vos rêves, et le pire exemple de votre manque de conscience face à votre propre conditions. Faites vous un peu plaisir, bon sang !"
Légion ne put pas répondre. Il était touché. Il ne savait pas quoi dire. Voir se faire dévoiler face à lui ses désirs refoulés et niés était une expérience qui pouvait laisser des marques. Le majordome prit cela pour un oui.
"Veuillez m’excuser, mais il est à présent temps que je fasse votre chambre, à partir de ce qui est trouvable dans ce temple mal dépoussiéré. Votre visage témoigne de votre manque de sommeil, et une nuit de repos ne dépendant pas d’un coma éthylique ne vous fera pas de mal. Et tant que j’y suis… je sortirais les ordures..."
Il regarda Demigra, à terre, la marque détruisant toujours son âme et la bave toujours coulante de la bouche, du coin de l’oeil.
"Euh, excusez-moi, mais… C’est qui, vous ? Et où est-ce que je dors, moi ? J’ai pas eu de réponses à mes questions."
Avec toujours son charisme de folie, l’être qui n’avait toujours pas fourni d’explication quant à sa cicatrice en plein au milieu de son visage, se tourna vers Périmé, qui venait d’entrouvrir la porte.
"Aristidès Othon Frédéric Wilfrid Blondeaux Georges Jacques Babylas le Cinquième, communément surnommé Tim, Majordome de l’homme qui brûla la terre depuis de longues années, et armé d’une patience colossal quant au temps de réveil de mon maître. Et, si vous voulez bien me suivre..."
Il prit Demigra sur son épaule, avant d’aller vers le colosse à l’entrée pour le prendre par la main, et l’amener vers l’intérieur du temple. Il disparut du champ de vision de Légion.
Il semblait qu’il était roi des Damnés à présent. C’était étrange comme sensation. Un sourire qui n’était pas causé par la violence. Serait-ce la fierté personnelle ?