Sujet: Pertes et profits (libre)
Mar 26 Mai 2020 - 20:33
Il était tôt, en ce mardi matin, et le marché de Héra venait tout juste d'ouvrir. Comme à chaque fois qu'il se réveillait dans ce corps, Martis se sentait sale et souillé. C'était devenu une habitude, il s'était fait à l'idée de passer après Lunae, manque de chances pour lui. Cela lui arrivait fréquemment de se réveiller allongé dans un lit avec plusieurs inconnus, tous complétement nus, après une soirée agitée de la personnalité qui la précédait. Cela avait été perturbant au début, mais il s'y était fait, bien que cela restait toujours particulièrement irritant. Malheureusement, les Seven Deadly Sins n'avaient pas eu le loisir de choisir leur ordre de passage. Martis aurait préféré passer juste après Solis, voire même Mercurii ou Jovis. Lunae était l'une des dernières après qui il aurait souhaité passer, parce que se réveiller avec des corps nus qui nous enlaçaient ou l'odeur de secrétions sur soi n'était jamais très agréable. Mais cela aurait pu être pire : il aurait pu passer directement après Veneris le paresseux, et se réveiller au beau milieu d'un tas d'ordures baignant dans la pisse et les excréments de clochard. Cette chance revenait au colérique, ce qui évidemment, n'arrangeait jamais son état.
Mais cette nuit-là, ce n'était pas dans un lit en compagnie d'inconnus qu'il s'était réveillé. C'était au beau milieu d'une ruelle de la capitale de Héra. Cette fois, la garce n'avait même pas fait l'effort de trouver une chambre avant qu'il ne prenne le contrôle du corps. C'était vraiment très désappointant. D'un claquement de doigts, il avait fait apparaître ses vêtements habituels, car après tout, il n'allait pas se balader avec la tenue aguicheuse que portait Lunae. D'autant plus qu'elle était trop petite pour lui et avait tendance à se déchirer quelque peu lorsque leur corps se métamorphosait pour prendre son apparence humaine à lui. Il s'était donc revêtu comme à son habitude d'un smoking classe de couleur noir au dessus d'une chemise blanche parfaitement boutonnée, par dessus laquelle était nouée une cravate également noire, alors que quelques bagues ornaient ses doigts et qu'une montre précieuse était accrochée à son poignet gauche. Martis prenait soin de son apparence, c'était un homme d'affaires après tout, il ne pouvait pas s'habiller comme le premier péquenaud venu. Malheureusement, puisqu'il n'avait pas eu le loisir de prendre une douche, ses vêtements chics dénotaient complétement avec l'odeur de transpiration et de sexe qui émanait légèrement de lui à cause des péripéties de la veille vécues par Lunae.
Il avait passé la nuit à chercher après un hôtel pour pouvoir prendre une douche, mais malheureusement pour lui, les hôtels étaient payants. Et il était hors de question de dépenser le moindre centime. Il avait déjà tant perdu sur Terre lors des explosions.
Et le voilà donc qui vagabondait au beau milieu de la place du marché, à l'aube. Il avait l'intention de se diriger vers les bains de régénération, car il avait entendu dire qu'ils étaient accessibles gratuitement. Il avait également entendu quelques bruits de couloir tandis qu'il marchait au milieu des boutiques et des marchands itinérants. Des rumeurs qui circulaient par-ci par-là de la bouche des gens, l'on parlait d'une sorte de tragédie au Harem de l'ancien Sultan, apparemment plusieurs personnes avaient été retrouvées mortes. Le démon de l'avarice en déduit assez rapidement que Lunae ne devait pas être étrangère à cela, et que c'était certainement pour cela qu'il était réapparu au milieu d'une ruelle déserte, sans doute avait-elle dû se cacher après s'être rendue compte de ce qu'elle avait fait. Quelle perte de temps de sa part, si au moins elle se faisait payer pour pratiquer ces activités, mais non, même pas. Elle le faisait pour son propre plaisir égoïste et ne récoltait absolument rien, tout ce temps investi pour au final n'avoir aucune récompense agaçait profondément le démon aux yeux jaunes. Un tel potentiel gâché alors qu'elle pourrait se faire une fortune en vendant ses fesses et en utilisant de sa séduction pour attirer les clients.
Alors qu'il marchait au milieu du souk, il ne fallut pas longtemps avant qu'il ne se fît agresser par des vendeurs qui cherchaient à refourguer leurs camelotes.
"Toi Monsieur ! Tu aimes les bijoux ça se voit ! Regarde ces bagues, pour 50 Zénies, pas cher ! Qu'est-ce que tu en dis chef ?"
Martis lui lança un regard hautain. Ce qu'il vendait, c'était probablement du toc. Il entrouvrit légèrement la bouche pour s'apprêter à répondre. Puis il jugea que c'était inutile, ce type ne valait même pas la peine qu'il dépense de la salive pour lui, alors il préféra continuer sa route silencieusement, en l'ignorant. D'autres vendeurs l'accostèrent pour vendre toutes sortes de trucs, des montres, des ceintures, des vêtements, des voiles pour se protéger du soleil, des lunettes de soleil, et même de la nourriture et de la boisson ou encore du parfum. Mais aucun de leurs arguments marketing ne pouvaient faire céder la personnification de l'avarice. Acheter quelque chose, dépenser son argent, lui était tout simplement inconcevable. Sauf s'il avait la certitude de faire un bon investissement et de gagner plus en retour, mais généralement, le simple fait de risquer de perdre ce qui lui appartenait le réfrénait. Mais tous ces vendeurs qui agitaient leurs babioles sous son nez et qui tentaient de l'attirer avec des fausses promotions commençaient sérieusement à l'irriter.
Comme il passait par la place du marché pour se rendre aux bains, il se dit qu'il était préférable d'en profiter pour voir comment allaient leurs petites affaires avec leur propre boutique. Elle était tenue par des fidèles de Solis, et il n'était pas encore allé voir de ses propres yeux à quoi cela ressemblait. Il entra donc dans le Temple des Pêchés et y trouva un vendeur.
"Bonjour Monsieur, bienvenue aux Temples des Pêchés, où vous pouvez vous offrir de quoi assouvir vos vices et vos fantasmes les plus secrets ! Que puis-je pour vous ?"
"Je suis Martis, mon frère Solis a certainement dû vous parler de moi. Il faudrait changer de phrase d'accroche, le terme vice est péjoratif, cela risque de faire fuir les clients. Comment se portent les affaires ?"
Martis était plutôt froid et sec, comme un supérieur qui s'adressait à un sous-fifre à qui il n'accordait aucune importance, il ne souriait pas et ne faisait aucun effort pour paraître agréable.
"Heu... Et bien... pas très fort, pour être honnête avec vous."
Le démon plissa légèrement les yeux.
"Comment cela, pas très fort ? Montrez-moi vos livres de comptes, je veux des chiffres."
"A vrai dire... On n'a encore rien vendu pour le moment..."
"C'est une plaisanterie...?"
"Je... Je suis désolé ! Nous faisons de notre mieux mais... vos produits sont assez particuliers, ce n'est pas forcément le genre d'articles qui se vend le mieux par ici..."
"De votre mieux ? Comment osez-vous dire ça ? Vous allez devoir redoubler d'efforts si vous voulez garder ce poste."
"Mais c'est que... Nous ne sommes même pas payés !"
"Je ne veux pas le savoir. Comment pourrait-on vous payer si vous êtes incapables de vendre nos articles ? Occupez-vous de faire tourner cette petite affaire, et nous verrons ensuite. A moins que vous ne préféreriez avoir à faire directement à Solis et le décevoir ?"
"N-non, nous allons travailler davantage, je vous le promets ! Nous ferons tout pour ne pas décevoir Maître Solis, nous voulons être dignes de lui !"
"Bien. Alors il va falloir travailler plus. A partir de maintenant, votre temps de travail sera augmenté de 25%, et vous avez intérêt à noter vos horaires, nous contrôlerons régulièrement. Faites plus de publicités, collez des affiches dans les rues, allez faire du porte-à-porte, distribuez des flyers. Enfin, je ne devrais pas avoir à vous apprendre votre métier. Faites-en sorte que cette boutique marche, il serait regrettable que vous ne nous soyez plus d'aucune utilité. Ai-je été suffisamment clair ?"
"Oui Monsieur, tout-à-fait !"
"Parfait. Je repasserai dans une semaine, mais peut-être qu'un membre de famille viendra vous rendre visite d'ici-là pour vérifier que vous faites ce qu'il faut."
Martis consulta alors sa montre.
"Bon, assez perdu de temps."
Puis il tourna les talons et sortit de la boutique. Décidément, c'était une mauvaise journée. Il espérait qu'un bon bain allait pouvoir le mettre de bonne humeur. Mais au fond de lui, il se sentait comme... vide. Il avait très mal supporté le fait de perdre ses possessions et ses affaires sur Terre. Jovis et lui géraient un trafic de drogues avec la mafia d'une grande ville terrienne, mais les explosions avaient tout réduit en cendres, et ils n'avaient plus rien. Et pour Martis, il n'y avait rien de pire que de perdre ce qui était à lui. Depuis, il continuait de sombrer dans la déprime en repensant à tout ce qu'il n'avait plus. Dame chance semblait lui avoir définitivement tourné le dos.
Il bifurqua dans une ruelle pour prendre un raccourci qui devrait le mener plus rapidement aux bains de régénération. Mais, à mi-chemin, un être ignoble à la démarche titubante s'approcha de lui, et osa l'agripper par le col de sa veste.
"Svouplééé... une 'tite pièèèce..."
Martis serra les dents et fronça des sourcils tout en agrippant les poignets du clochard ivrogne à la peau bleue.
"Espèce de sale déchet, comment oses-tu salir ma veste ?!" pesta le démon, visiblement furieux.
L'on pouvait dire que c'était la goutte d'eau qui faisait déborder un vase bien trop rempli. Il serra les poignets du clochard à tel point qu'on put entendre ses os se briser sous la poigne du démon, mais le sans-abri semblait être bien trop torché pour pouvoir véritablement ressentir la douleur et se rendre compte de ce qui se passait. Martis le repoussa alors en arrière, le faisant tomber, puis s'épousseta les vêtements. Puis il lança un regard noir au clochard qui n'arrivait même pas à se relever.
"Les parasites tels que toi ne méritent pas la vie qui leur a été gracieusement offerte. Je devrais rendre service à la société en la débarrassant des ignominies dans ton genre..."
Il était à deux doigts de claquer des doigts, prêt à déclencher la petite étincelle qui ferait partir le corps du SDF en fumée pour le condamner à la damnation éternelle. Mais...
"Mais j'ai déjà trop donné... et beaucoup trop perdu."
*Cette chose ne mérite même pas que je dépense mon énergie pour le tuer. Je n'aurais même pas dû perdre une seule seconde à m'adresser à ce sac-à-merde, mais qu'est-ce qu'il me prend ?!*
Finalement, il secoua la tête, et reprit son chemin. Cela n'en valait pas la peine. Plus rien n'en valait la peine, désormais. Les jeux sont faits, rien ne va plus.