Le chasseur de démons face à l'Oni

Quand Riki rouvrit les yeux, il n'était plus sur Terre. A vrai dire, il n'avait plus réellement d'yeux non plus. Il lui était impossible d'observer son propre corps, mais il se sentait d'ores et déjà bien plus léger et devait ressembler, s'il en croyait les apparences des autres autours de lui, à un petit nuage. Ainsi libéré de son enveloppe corporelle martyrisée et défaillante, il ressentait une grande quiétude, un confort certain qui aurait pu donner à de moindres âmes l'envie de rester indéfiniment dans cet au-delà. Riki n'était pas de ceux là.

Si sa nouvelle condition physique apportait une certaine clartée à son esprit, elle ne le poussait au final qu'à ressentir plus fort encore l'amertume et la fureur qui l'accompagnaient déjà au quotidien. Qu'il soit mort ou vivant, elle ne s'estompera jamais, il était au moins certain de cela. Fondu au milieu des geignements de ses voisins de file, il avançait, petit à petit, sans réellement savoir où il se dirigeait. Ainsi passèrent les minutes, les heures, il ne saurait dire combien exactement. Sa perception du temps, comme de toutes les choses qu'il était habituellement capable de discerner avec aisance, lui semblait quelque peu altérée. Peut-être était-ce volontaire de la part des architectes de ce monde: il fallait au moins un peu de magie temporelle pour que tous les morts de l'univers, ou même de la Terre, puissent se retrouver dans la même file d'attente sans y passer des décennies.

Bientôt, il parvint au bout de son survole et se retrouva face à un immense être cornu. Son énergie était relativement faible pour l'autorité qui semblait lui avoir été confiée, mais cela ne changeait de toutes façons pas grand chose pour Riki: il était démuni tant qu'il ne disposait pas de son corps. Et puis, nulle raison pour lui de partir du principe qu'Enma représentait un danger. Jetant un regard derrière lui en direction de l'interminable file, il se retourna vers le colosse pour lui adresser un trait d'humour qui, il s'en doutait bien, avait déjà dû être fait un milliard de fois.

"Encore une journée chargée, pas vrai ?"

Il espérait secrètement que le géant ne se montre pas trop irritable.

Comme on pouvait s'en douter, le grand cornu qui lui faisait face était donc chargé de juger son âme, et de décider de son lieu de résidence pour l'éternité à suivre. Pour cela, il disposait d'un dossier qui semblait retracer sa vie entière. Certains auraient pu psychoter d'apprendre que leurs vies, leurs amours, leur espoirs, leurs victoires et leurs échecs puissent se résumer à quelques milliers de mots, mais le sayan avait autre chose à l'esprit. Ce drôle de registre pouvait-il comporter le nom de ses parents ? Le colosse les avait-il eux aussi jugés ? Où pouvaient-ils bien être ? L'Oni ne semblait pas vouloir s'arrêter sur cette information, alors Riki s'en détacha lui aussi. Il avait déjà eu une famille de toute façon.

Enma évoqua le combat de sa vie, qu'il semblait approuver. Nul besoin pour Riki d'entendre qui que ce soit dire sa cause noble, mais il était heureux d'avoir les faveurs d'un tel être. Ce dernier souligna ensuite l'acquisition qu'il avait faite des puissantes reliques qui l'accompagnaient depuis plusieurs semaines. Un coup d'éclat, à n'en pas douter. Il s'inquiétait cependant, comme le juge, du devenir de ses objets, mais conclut, toujours comme Enma, qu'ils ne pouvaient pas y faire grand chose. Enfin, l'Oni fit le bilan, et si l'enfer fut brièvement évoqué, le juge semblait affirmer qu'il s'agirait d'un gâchi. Finalement, il lui proposa un marché.

"Je ne sais pas où vous comptez m'emmener, mais oui, je suis gagnant sur tous les points. Pour être honnête, j'aimerais retourner sur Terre plus vite encore, mais j'imagine que ce serait trop demander."

L'Oni avait-il des supérieurs à satisfaire, ou voulait-il seulement soulager sa conscience ? Quoi qu'il en soit, sa proposition était-aussi innespérée que bienvenue, et agissait aux yeux du sayan comme le plus beau des cadeaux. Il avait pourtant quelque chose à ajouter.

"Vais-je récupérer mon corps au cours de cette semaine ? Si j'avais l'occasion de m'entraîner ici sans soucis, je serais certainement plus efficace à mon retour chez les vivants."

Riki espérait aussi secrètement pouvoir abuser de la capacité du zenkai, innée aux sayans, tant qu'il ne risquait pas de mourir. Impossible pour lui de savoir si elle fonctionnerait, mais récupérer son corps et l'entraîner de façon conventionnelle serait toujours un avantage massif.

Riki avait ainsi suivi l'Oni jusqu'à sa demeure. À la vue des précautions dont Enma faisait preuve, il semblait clair qu'il s'agissait d'une mesure exceptionnelle, et le sayan était certain d'être incapable d'imaginer à quel point s'il considérait le nombre d'âmes passées devant le juge au fil des âges. La porte ouverte, il pénétra à la suite du géant dans une maison aux proportions cohérentes pour son propriétaire mais ridiculement abusives pour le guerrier de l'espace. L'ogre lui souhaita la bienvenue avec enthousiasme, visiblement fier de sa demeure, puis l'informa qu'il disposerait pendant son séjour d'une satiété permanente et d'une réserve de ki illimitée. Riki fronça les sourcils. L'autorité de l'Oni en ces lieux était-elle si suprême ? Il ne lui semblait pourtant pas si puissant à première vue, mais il devait s'agir d'une magie très localisée plus que d'une omnipotence réelle, du moins était-ce son espoir.

"Aucun souci, tout cela restera entre nous."

Une fois le juge dehors, Riki se perdit quelques minutes, tournant et flottant dans la demeure en cherchant quelque chose à y faire. Par plusieurs fois, son regard se fixa sur la colossale armoire, mais il trouvait toujours un autre élément à inspecter avant d’y revenir. Au terme de quelques minutes, il rééchoua finalement devant l’imposant meuble, puis se posa au sol pour tester la véracité des affirmations de l’Oni concernant ses réserves d’énergie. Riki se laissa tomber et s’assit en tailleur au sol, puis ferma les yeux.

Il avait généralement besoin de quelques instants avant de pouvoir déployer de grandes quantités d’énergies, mais l’action de l’ogre semblait avoir rebattu les cartes. Son ki débordait déjà inconsciemment, et pulsait dans chaque atome qui composait son enveloppe corporelle. Le sayan relâcha sa concentration, comme s’il essayait de respirer avec son âme. Autour de lui, le sol vibrait alors qu’une aura mauve et sinistre se manifestait peu à peu. Au sein de celle-ci fusaient, par moments, des piques écarlates ou bleu ciel. Rouvrant les yeux, il se releva, et fut surpris de constater à quel point il lui était aisé de maintenir ce débit qu’il associait habituellement à un effort intense et temporaire. Mais ce n’était pas assez: ce n’était pas un entraînement viable s’il n’en souffrait pas. Alors, il poussa plus loin, libérant toute l’énergie qu’il était capable de brûler, et plus encore. Il ne savait pas où la manœuvre aboutirait ni même si elle aurait un quelconque impact tant elle était semblable à un bête exploit de jeu vidéo, mais il s’acharnerait à conserver ce rythme pendant l’intégralité de son séjour dans l’au-delà. Ayant atteint un débit suffisant et largement supérieur à celui qu’il avait l’habitude de dégager sur Terre, il s’approcha de la colossale armoire, passa en dessous, puis la leva dans un mouvement qui s’apparentait à un développé militaire.

Tout du moins était-ce qu’il essayait de faire, car l’immense meuble ne sembla pas se soulever d’un pouce. Ses mains retombèrent le long de son corps alors que son aura faiblissait. Avait-il visé trop gros ? C’était pourtant ridicule, aucun obstacle n’était inatteignable dans sa condition actuelle. Non, la solution était pourtant évidente: il devait encore augmenter son débit. Il accentua ses efforts, si bien que son aura, pourtant initialement confinée sous l’infinie armoire, s’en échappa et vint éclairer toute la pièce, atteignant plusieurs milliers de fois le volume de son émetteur. Riki avait l’impression que tous ses récepteurs nerveux étaient tour à tour plongés dans la friture, puis dans une bassine d’eau glacée. Cela n’avait rien d'agréable, mais il réalisa qu’il avait peut-être atteint son objectif. Alors, ses mains rejoignirent à nouveau le dessous de l’armoire, et à nouveau, il poussa. Cette fois, le meuble s’éleva, et Riki enchaina les répétitions pendant des minutes, des heures, peut-être des jours. Sans fatigue, faim ou soif, il ne lui restait que la douleur permanente qui ne l’aidait en rien à garder la notion du temps.