Huitième verre

- Bottes-lui l'cul, couilles molles ! Me fait pas honte !

Non, vraiment, le tact et la courtoisie n’étaient pas des notions que les sayans appliquaient d’eux-mêmes. Parfois, Kakohane s’était même demandé si ce manque de civilité existait même lorsqu’ils se retrouvaient entre membres de la même race. Peut-être qu’à ce moment là, ils étaient bien plus humbles ou au moins plus polis - ne serait-ce qu’un minimum ! - ou bien n’étaient-ils véritablement que des rustres et ce en toutes circonstances, peu importe les personnes en présence. D’après ce qu’elle en connaissait, la deuxième solution lui paraissait la plus vraisemblable mais sait-on jamais.

D’après les encouragements peu commodes, si l’on pouvait appeler cela des encouragements bien entendu, la sayan semblait particulièrement intéressée par un combat en particulier. Darkus face à Candaves. Deux sayans. Deux brutes se renvoyant coup pour coup. D’après ce que l’ange savait, le premier était roi de la planète Terre. Le second, elle n’en avait jamais entendu parler et à vrai dire, elle n’en avait rien à faire. Ces combats qui lui semblaient ridicules quelques instants auparavant étaient toujours aussi dénués. Il est ridicule de se battre sans véritable raison. Bien entendu, la soif de combat n’est pas une raison en elle-même.

- Tu veux pas photo brindilles ?

Kakohane qui avait détourné les yeux de la plantureuse sayan ramena à nouveau son regard sur cette dernière. Et bien, on peut dire qu’elle n’avait pas froid aux yeux pour la provoquer ainsi. Cela devait être inscrit dans ses gênes ce genre de comportement. L’ange soupira doucement, un faible sourire aux lèvres. Alors que ses yeux s’étaient reposé sur ses boissons, Kakohane dit à l’intention de la femme à la queue de singe, parlant lentement de sa voix douce :

- Vous êtes tous les mêmes. Toujours le même comportement. Toujours aussi irritant et irritables. Il n’existe aucune race aussi prévisible et monotone que la votre.

Tout en parlant, Kakohane avait regardé la sayan, son faible sourire étant devenu un sourire amusé, presque moqueur. Une petite provocation de temps en temps ne faisait pas vraiment de mal. Et son interlocutrice n’attaquerait certainement pas pour si peu. Ou bien si elle le faisait, cela signifierait que les sayans étaient bien pire que ce que l’ange avait imaginé et ce qu’elle avait en tête à propos de cette race n’était pourtant pas vraiment glorieux. Et la dernière réflexion provenant de la sayan ne fit rien pour faire remonter les siens dans l’estime de la femme à la chevelure rose.

- Barman, monte le son et file moi des nachos avec ça.

Décidemment, cette ‘femme’ parlait comme l’un de ces ivrognes d’humains. Une véritable énergumène, rien de plus. Kakohane frotta ses tempes comme si elle avait une migraine, ce qui risquait de ne pas tarder si cette sayan continuait à se comporter de la sorte et l’ange se doutait bien qu’elle ne s’arrêterait certainement pas en si bon chemin, malheureusement.

Puis, la porte du bar s’ouvrit dans le dos des deux clientes. Kakohane ne se retourna pas. Dès le premier pas qu’il avait fait dans l’établissement, l’ange avait immédiatement senti quelque chose de particulier dans l’aura de la personne tout juste arrivée. Un aura tout à fait identique à celui de la race des démons. Il y a de cela plusieurs décennies maintenant, Kakohane avait rencontré un démon tout à fait intéressant, dégageant un charisme certain et une élégance en toute circonstances, même durant les combats. Bien entendu, il n’était plus là pour en témoigner.
Le démon s’avança vers le comptoir et s’en suivit une discussion avec le barman. Il s’avéra que ce dernier n’était qu’une âme charitable qui avait voulu rendre service donc au démon qui semblait donc être le gérant du bar - il se prénommait donc certainement Enki, vu le nom de l’établissement.

- Je comprend, on ne peut rien refuser à une si charmante créature. Bonjour, Mesdames, je suis le patron de cet établissement. Laissez moi vous offrir un cocktail maison pour me rattraper dès que j’aurais enfilé mon tablier.

Et bien ! Que de galanteries ! Cela fit sourire l’ange. Ce Enki était en quelques sortes une bouffée d’air frais après avoir dû supporter la sayan pendant que le serveur remplaçant restait timidement dans un coin sans dire un mot. Kakohane observait le démon du coin de l’œil - il ne faut jamais observer quelqu’un de manière ostentatoire ! - et vit que son regard passa de la sayan à l’ange. Leurs regards se croisèrent. Elle vit dans sa yeux qu’il avait compris ce qu’elle était certainement aussi vite qu’elle l’avait senti pour lui et Enki pouvait certainement voir en retour dans les yeux de l’ange qu’elle l’avait également deviné pour lui. Cette situation amusée Kakohane dont le sourire figé sur ses lèvres ne se décidait pas à partir.

Alors qu’il était entrain de préparer les deux cocktails, Kakohane avait reprit entre ses doigts son neuvième verre. Elle le regarda un instant et le but d’une seule et unique gorgée, puis, elle l’aligna aux huit autres verres. Alors, le patron vint débarrasser les verres se trouvant face à l’ange et lui apporta quelques instants plus tard le cocktail.

- Voilà. Cadeau de la maison. Un cocktail fruité est bien plus efficace pour retrouver le sourire.

Elle afficha un beau sourire à Enki et prit le verre entre ses doigts. Elle regarda le liquide. Il avait une belle couleur et l’odeur qui en émanait était tout à fait agréable, comme l’odeur d’un merveilleux rêve. Elle le porta à ses lèvres et but une gorgée avant de reposer le verre. Ses précédentes boissons avaient été bues rapidement mais ce genre de cocktail, il fallait prendre le temps de le savourer. Le goût était étrange mais très bon. Léger et sucré et pourtant, le sucre permettait de relever l’alcool dans le même temps qu’il l’adoucissait. Kakohane sourit à Enki et lui adressa la parole, toujours de cette voix si douce et mélodieuse :

- Votre cocktail est une véritable réussite mais . . . Permettriez vous que je vous pose une question. Pourquoi pensez vous qu’il faille que je trouve le sourire. L’aurais-je perdu ?

Intérieurement, Kakohane maudissait mille fois la sayenne pour être présente en ce lieu. Le démon qu’elle avait face à lui semblait être un personnage plutôt intéressant, ce qui était assez rare ces derniers temps les personnages intéressants. Si seulement cette guenon - elle avait une queue de singe après tout - pouvait disparaître en un claquement de doigt, cela aurait été tellement pratique que l’ange en aurait pleuré. Malheureusement, tout ceci aurait relevé de la magie et aucune larme ne s’extrayait donc de l’œil de la créature angélique. A vrai dire, depuis qu’elle avait posé sa question au dénommé Enki, ses yeux ne s’étaient pas détachés du regard du patron du bar, attendant sa réponse. Celle-ci ne se fit d’ailleurs pas vraiment attendre.

- Merci, ce cocktail a déjà redonné le sourire à une femme qui compte beaucoup pour moi : après 9 verres dans un établissement inconnu, entourée d’inconnus, permettez moi de douter de votre moral.

Le sourire de Kakohane n’avait pas disparut alors qu’il achevait sa réponse, lui-même souriant - bien que son sourire était d’un genre différent de celui de Kakohane - semblant gêné, en quelque sorte, de répondre à l’ange. L’attitude du démon amusait un peu l’ange. C’était assez étonnant de le voir si gêné face à un ange. Habituellement, les démons étaient - tout comme les anges il faut l’avouer - assez imbus de leur personne, à toujours vouloir montrer leur supériorité face aux autres races. Pourtant, Enki, lui, semblait totalement différent de ses congénères sur ce point. Alors que Kakohane allait répliquer quelque chose, elle fut coupée par l’intervention de la sayenne qui, pendant quelques instants, lui était complètement sortie de la tête.

- Répètes ça, pour voir, la planche à repasser ?

Avant que l’ange eut le temps de réagir, la guenon avait déjà versé sa bière au niveau des cuisses de Kakohane qui ne put que constater le liquide fonçant une partie de sa robe. L’ange ferma les yeux, se contrôlant pour ne pas faire apparaître son arme afin de trancher la tête de la sayenne sur le champs et soupira finalement discrètement. Il ne faut pas répondre aux provocations insensées et ne pas s’en prendre à une personne n’ayant pas fait quelque chose d’irréversible. C’était l’une des règles imposée par son statut. Si l’on cédait à ces tentations primaires, alors on passerait du prédateur à la proie. Il n’était pas rare que des anges qui, jadis, faisait le même « boulot » qu’elle devenaient des cibles que l’on ordonnait à Kakohane d’éliminer. Quoi qu’il en soit, la jeune femme se contenta d’envoyer un regard plein de noirceur à la sayenne si peu délicate.

Alors qu’Enki sous entendait fortement à la sayenne qu’il fallait qu’elle se calme si elle ne voulait pas prendre la porte et qu’il tendait à Kakohane un torchon pour s’essuyer, manquant presque de le poser lui-même sur les genoux de la jeune femme, Kakohane fit un geste de la main afin de signifier au patron du bar qu’il n’avait pas besoin d’en faire autant à cause de ce qu’avait fait la sayenne.

- Allons, vous n’avez pas besoin de vous mettre dans une position embarrassante uniquement pour ma personne.

En disant ça, l’ange avait à nouveau regarder le démon, son visage un peu plus dur qu’auparavant à cause du geste tout à fait déplacer donc avait fait preuve la guenon. Sa remarque pour Enki avait deux sens. Tout d’abord, il n’avait pas besoin de prendre le risque d’irriter une sayenne mais également, il n’avait pas besoin de poser lui-même le torchon qu’il tendait à l’ange sur les genoux de cette derrière car après tout, elle pouvait bien le faire elle-même.

Kakohane reposa le torchon que lui avait offert Enki sur le comptoir, face à elle. Elle n’avait aucunement l’intention de s’en servir. Le torchon ne ferait pas partir les taches de bières sur sa longue robe ce qu’elle avait, elle, la capacité de faire. L’ange mit sa main gantée juste au dessus de l’endroit sali par la sayenne, environs à un ou deux centimètres du tissu, et après quelques secondes, un aura oscillant entre le jaune et le orange apparu autour de sa main, émanant de la chaleur. L’ange resta ainsi quelques instants le temps que sa robe ne sèche et reposa son bras sur le comptoir, l’autre ne l’ayant pas quitter. Elle jeta un nouveau regard pour la sayenne sans pourtant dire un mot et reporta à nouveau son attention sur Enki. A nouveau, ce doux sourire amusé revint sur ses lèvres.

- Où en étions-nous ? Ah ! Oui, vous doutiez de mon moral. Et selon vous, quelle pourrait être la cause d’une telle disparition ?

Kakohane s’amusait, il fallait l’avouer. Elle ne s’amusait pas du démon mais plutôt de la situation qui s’offrait à elle. Elle lui semblait si singulière, contrairement aux combats qui eux, étaient devenus monnaie courante, presque monotones. Bientôt, ils reprendraient très certainement et cette rencontrer lui semblait par conséquent une sorte de bouffée d’air. De plus, Kakohane était curieuse de voir jusqu’où le démon parviendrait à lire en elle, s’il y arrivait. Plongeant ses yeux de leur intense couleur violette dans ceux d’Enki, l’ange attendait patiemment la réponse qu’il allait lui fournir.

En voilà un problème de régler. La sayan s’en était allée et Kakohane ne s’en sentait que mieux. Bien sûr, en tant que guenon, elle jeta vers Enki un verre qu’il manqua de se prendre de justesse. L’ange détestait vraiment vers cette racaille de sayan, toujours à causer des ennuis à tout le monde et ce, partout où ils se trouvaient. Kakohane la regarda partir avec un certain dégoût et un certain mépris dans les yeux. Lorsqu’elle ferma la porte derrière elle – ou plutôt claqua violemment la porte en sortant – l’ange ressentit un véritable soulagement. Un poids s’en était allé. Kakohane reporta son attention sur le démon. Il lui disait qu’il savait de source sûre qu’être un ange n’était pas une partie de plaisir. Et bien, ses sources étaient tout à fait exactes.

Souvent, Kakohane avait imaginé que perdre ses pouvoirs aurait pu lui permettre de vivre une vie plus simple où le bonheur n’était pas si difficile à trouver. Où le problème n’était pas de savoir qui serait le prochain être à devoir être tué mais plutôt quelque chose comme qu’est-ce qu’elle pourrait bien faire de sa journée. Mais elle aurait beau réfléchir à de telles hypothèses, cela ne changerait jamais rien : l’ange ne pouvait pas perdre ses pouvoirs et elle était condamnée pour l’éternité à accomplir l’œuvre qui était la sienne. Elle soupira et écouta la suite des paroles d’Enki :

- Mais quelle que soit votre mélancolie, elle est injuste et cruelle car le sourire d’un ange est la plus belle chose qu’il m’ait été donnée de voir.

Cette fois, le sourire de Kakohane ne fut plus moqueur ou joueur. C’était un sourire plein de tendresse et de lassitude. Cette mélancolie n’était pas injuste. C’était le prix de chaque vie prise de la main de l’ange elle-même, salie par le sang. C’était le prix pour avoir survécu à celles et ceux qui l’avaient accompagnés dans ses périples et avaient perdu la vie alors qu’elle non. Baissant les yeux, Kakohane répondit à l’affirmation d’Enki, baissant la voix sans même s’en rendre compte, comme si elle était honteuse d’elle-même.

- Ne soyez pas si sûr de ça. Chacune de nos actions à des répercussions. Rien n’est si injuste qu’il n’y paraît. Tout acte à une raison d’être. Tout sentiment une provenance.

La tristesse était montée dans la voix de l’ange, au fur et à mesure que les mots passaient ses lèvres. Son regard s’était baissé et n’avait réussi qu’à fixer le vide. Mais alors qu’elle allait se replonger dans les méandres de son passée, Kakohane fut sortie de force de sa rêverie par l’entrée dans le bar de deux nouveaux personnages. L’un d’entre eux était un homme élégant – elle devine immédiatement que c’était un ange – et l’autre semblait différent mais tous deux avaient un aura bien plus agréable à sentir que celui de la sayan qui se trouvait là quelques minutes plus tôt. Pourtant, la présence d’un autre ange dérangeait quelque peu Kakohane. Elle n’avait jamais été vraiment acceptée parmi les siens et par conséquent, elle ne les avait jamais vraiment acceptés. On la voyait comme un assassin froid et distant. Comme une personne prétentieuse. Par conséquent elle avait toujours évité de se mêler au reste des anges.

L’ange se présenta à elle en plusieurs tournures de phrase toutes aussi habiles les unes que les autres. Pourtant, cela ne fit ni chaud ni froid à Kakohane qui ne dit rien. Il parla de son regard mélancolique et d’autres choses. Finalement, lorsqu’il eut fini de parler, l’ange aux cheveux roses le regarda et dit une simple phrase :

- Les notre me nomment Kakohane.

Peut-être avait-il déjà entendu parler d’elle. Si c’était le cas, ce ne serait certainement pas en termes très élogieux, c’était une chose certaine. Finalement, ce fut à son compagnon de ses présenter. Une présentation bien plus simple, bien plus rapide et bien moins formelle. Kakohane préférait ça. Le fait d’être trop formelle avec elle lorsqu’elle n’était pas en mission lui rappelait ces dernières et ce n’était pas forcement quelque chose très agréable. Quoi qu’il en soit, Kakohane ne lui dit rien : se présenter une seconde fois était inutile, il avait entendu son prénom lorsqu’elle l’avait donné à l’ange nommé Hikaritatsu.

Kakohane regarda Enki. Apparemment, tous les trois se connaissaient et entretenait une relation d’amitié. L’ange se demandait ce que c’était d’avoir des amis. Ce que l’on pouvait ressentir, ce que cela apportait, ce que cela signifiait. Ca devait être étrange. Elle observait Enki, essayant de déceler une réaction de sa part qui pourrait lui donner un indice.